La piraterie est sans doute aussi vieille que l'histoire de la navigation. Les Vikings, les Crétois et autres Ciliciens – tous pirates au sens large – n'étaient pas des révoltés. Car il fut un temps où prendre la mer était le moyen le plus sûr et le plus rapide d'avoir l'avantage sur son voisin, où navigation rimait avec guerre, guerre avec piraterie et piraterie avec navigation. Alors, on pillait à tour de bras, souvent au nom de sa patrie ou de sa race, comme Barberousse le faisaient pour le sultan du Maroc ou le roi de Tunis. Il en allait tout autrement pour les flibustiers: écumeurs des mers, contrebandiers, marins, aventuriers qui furent des figures extraordinaires nées du Nouveau-Monde et d'un rêve de liberté. Des hommes venus de tous les horizons, avec en commun qu'ils étaient tous rebelles et parias. Apôtres de la liberté absolue, les pirates – et en particulier les flibustiers – ont généré une communauté qui vécut pendant deux siècles selon des règles marginales et égalitaires.
On tente généralement de différencier les corsaires des flibustiers ou des pirates, mais au gré des alliances, des guerres et des intérêts de chacun, les frontières entre ces multiples facettes d'une même activité furent en réalité bien floues. Quelles que soient leur condition et leur origine, tous ces hommes avaient un compte à régler avec la société. La vie en marge, peu à peu organisée au sein d'un monde neuf, prometteur de richesse et de liberté, était leur point de ralliement. Il s'agissait sans nul doute d'une révolte obstinée et désespérée. Cette portion d'histoire unique se distingue donc par son cadre géographique et le despotisme de ses acteurs, mais également par ses enjeux politiques, économiques et religieux. Car l'aventure démarre à la fin du XVe siècle déjà, dès la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Réponse à la mainmise des Espagnols et des Portugais sur ces nouveaux territoires, elle est avant tout politique et économique ; mais, riposte aussi des Huguenots massacrés par la couronne d'Espagne, elle a indéniablement un arrière-goût de guerre de religion.
La révolte des pirates semble donc surtout affaire d'individus avant d'être une rébellion collective. Chacun avait ses raisons personnelles d'être pirate. Certains avaient été amenés aux Caraïbes de force, d'autres prirent la mer pour tenter de s'enrichir, ou encore pour fuir l'Europe et ses contraintes. Dès lors, il paraît bien improbable de pouvoir tirer un portrait global de ces forbans, affirmer qu'ils étaient ceci ou cela, formant un groupe uni et soudé par les mêmes valeurs. Comment parler d'une conception du monde, de l'ordre social et de l'individu, commune à tous ces hommes venus d'horizons si différents ?! Dans la mesure où tous étaient hostiles, d'une façon ou d'une autre, à l'autorité des nations européennes, il s'agissait bien d'un mouvement de révolte ; une réaction à la misère, à l'injustice et à l'oppression. Ils étaient colons ou planteurs, conquistadors ou marins, esclaves ou hommes libres, Noirs ou Blancs, flibustiers ou pirates, mais tous étaient en quête d'une seule et même chose : la liberté ! Et c'est bien là le cœur du mouvement, le sujet de cette histoire fantastique. La quête d'une vie meilleure, d'un monde plus libre, d'une existence choisie et non subie.
Être cruel et sanguinaire, homme au destin de violence et de mort, le pirate partage bon nombre de traits de caractère avec certains malfaiteurs plus modernes(Bonnot, Mesrine..), qui avaient eux aussi un idéal de liberté. Eux aussi, tout comme les pirates, menaient une vie en marge de la société, plongée dans le banditisme, un parcours jonché de violence et de sang, le désespoir chevillé à la révolte. Envoûtante, fascinante, exotique, la piraterie a laissé ses traces indélébiles dans les imaginations. En revanche, elle n'a pas eu la chance d'être retenue par les manuels d'histoire. Une Histoire avec un grand H, mais qui néglige ce qu'elle ne comprend pas, ce qu'elle ne peut assimiler, ce qu'elle ne parvient pas à récupérer. Restent alors les clichés… On boit du rhum, on monte à l'abordage le sabre entre les dents, on enterre son trésor dans une île absente des cartes marines ! Aujourd'hui seulement, on voit l'apparition d'historiens, d'écrivains et de philosophes qui se penchent sérieusement sur le sujet. On commence seulement à percevoir la réalité de ces aventuriers et de leur quête impossible. Furent-ils de vulgaires bandits assoiffés d'or, les précurseurs d'un capitalisme sauvage qui trouvera son apogée en Amérique du Nord, ou tout au contraire des idéalistes libertaires en quête d'un espace pour installer un monde meilleur ? Difficile à dire ; probablement un peu tout ça à la fois ! Après des siècles d'oubli, l'histoire tente donc de mettre en lumière ces hommes et leur destin. On parle alors d'une contre-société, hors des normes et des lois de l'époque, d'une communauté obéissant à ses propres règles, ayant institué la contrebande comme système économique et le code de conduite des "Frères de la Côte" comme loi suprême. Car c'est vrai, les flibustiers surent se créer un cadre de vie égalitaire et démocratique. Les capitaines étaient choisis pour leurs seules qualités de navigateur ou de chef de guerre et le butin était toujours partagé équitablement. Une autogestion de principe régnait à bord, où les Noirs étaient libres et leur couleur de peau respectée. D'abord et avant tout militaire, la flibuste fut fortement structurée, à travers autorisations, règlements, mode de financement et autres commissions de course. Sur le terrain, bien entendu, les hommes en firent largement à leur guise étant donné le peu de moyens dont disposaient alors les États pour les contrôler. Se développant en parallèle de la course à l'or et aux épices des Indes occidentales, ce mouvement débuta par l'arrivée de corsaires dans les Caraïbes, qui trouvèrent là de nouvelles richesses après avoir écumé l'Atlantique nord et la Manche. Puis la flibuste se mit en place dans ce nouveau terrain de jeu, offrant des perspectives d'indépendance et de liberté aux marins, alors humiliés et exploités. De là, le mouvement versa ensuite dans une piraterie pure et dure, puis s'exila vers le Pacifique et, enfin, dans l'océan Indien lorsque les choses devinrent trop difficiles aux Amériques.
Les pirates semblent bien avoir installé, tant dans les Caraïbes que dans l'océan Indien, une contre-société. C'est en tous les cas ce point de vue qui est défendu par des auteurs et historiens. Ces termes d'égalité étaient en effet adoptés pour l'organisation des campagnes et le partage du butin. De retour sur terre ferme, chacun repartait où il voulait pour dépenser sa part, se réengager pour une autre aventure ou s'installer avec femme et enfants. Certains de ces pirates instaurèrent pourtant de véritables sociétés également à terre, à l'image des boucaniers de Saint-Domingue, des bûcherons de Campêche et, plus tard, des frères Laffite dans les bayous de la Louisiane. Parmi ces modèles de démocratie, celle qui ressembla le plus à une véritable république organisée fut sans doute Libertalia(elle fera l'objet d'un autre article).
Qu'ils soient aventuriers, flibustiers ou pirates, tous ces hommes libres et incontrôlables ne pouvaient pas défier les autorités sans pouvoir se cacher. Il leur fallait jouer sur du velours avec les forces en présence, se dissimuler, exploiter le moindre îlot pouvant offrir un abri sûr. Se constituèrent de ce fait des zones indépendantes et autonomes où le mode de vie des communautés de forbans pouvait s'exprimer sans contraintes. Ces places flibustières retirées du monde, qu'ils appellent des " îles en réseau " ou bien encore TAZ (Zone d'autonomie temporaire) se manifestent à qui sait les voir, « apparaîssant et disparaîssant » pour mieux échapper au contrôle de l'État.
Pour le sens commun, la piraterie c'est la dissidence et la rébellion ; l'incarnation de l'esprit de révolte, qui refuse lois et contraintes. La piraterie, la flibuste, deviennent alors synonymes d'une forme de société obéissant à ses propres lois, égalitaires par définition. Mais peut-on vraiment parler de société, ou plutôt de contre-société où l'on voudrait imposer l'image d'un flibustier à l'origine du « liberté, égalité, fraternité » qui viendra quelque temps plus tard ? Affirmer cela, c'est oublier que la révolte est la plupart du temps individuelle, même si les individus peuvent mettre ensemble leurs revendications pour gagner en efficacité. La liberté est cause commune, mais au final, chaque esclave se bat pour supprimer son maître, chaque serf pour remplir son assiette de soupe. Et puis, comment mettre sur un même plan des hommes comme l'Olonnais qui termina son destin dans le ventre de cannibales, Henry Morgan et Woodes Rogers qui devinrent gouverneurs et participèrent activement à tuer le mouvement dont ils étaient issus ? Comment parler d'esprit fraternel et égalitaire lorsque Morgan et Avery truandent leurs propres hommes pour leur seul bénéfice, lorsque John Hawkins et Van Horn sont marchands d'esclaves de première classe, tandis que la fortune de Laffite provient essentiellement de son activité de négrier ? Et combien de contre-exemples pourrions-nous trouver pour chaque flibustier un peu digne de cet esprit libertaire dont tous sont censés avoir été animés.
Les essais de Bey (de son vrai nom Peter Lamborn Wilson) nous prouvent, si besoin est, que l'histoire des flibustiers et des pirates n'est pas dénuée d'intérêt pour notre ère moderne. Loin d'être un simple fantasme exotique destiné à faire rêver petits et grands, elle trouve sa place dans le monde d'aujourd'hui. Et puis la flibuste permit aux Pays-Bas de s'émanciper de la couronne espagnole, puis de s'assurer un quasi-monopole sur le sucre et les épices. L'Angleterre, quant à elle, utilisa la piraterie pour développer sa marine et combattre ses ennemis. S'assurant pour un temps le contrôle du monde, elle en profita pour façonner une géopolitique toujours d'actualité. Car que seraient les États-Unis aujourd'hui sans la contrebande et l'économie parallèle développée par les flibustiers ? À quoi ressemblerait l'Europe si la Hollande ne s'était pas soulevée contre le royaume d'Espagne ? Quelle structure aurait le monde, si la toute-puissance espagnole n'avait pas été ruinée par Francis Drake, si l'Angleterre n'avait pas conquis les mers du globe et, partant, fondé l'un des empires les plus puissants que le monde ait connu ? Aujourd'hui encore, le groupe britannique Lloyd's contrôle, à travers les assurances et le transport, quelques 95 % du trafic maritime mondial ! Une hégémonie commerciale née au XVIIe siècle, en plein boom flibustier, lorsqu'un certain Edward Lloyd créa un modeste café dans Tower Street pour les marchands du bord de la Tamise. En marge du sommet de Guadalajara, en juin 2004, José Steinsleger dressait l'arbre généalogique de cette Europe descendante des conquistadors et des flibustiers. Son intervention nous rappelle que la flibuste fait partie intégrante de l'Histoire. Quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir de la piraterie, il est impossible d'en nier les implications sur le monde d'aujourd'hui ; les rapports entre pays européens ou le découpage du Moyen-Orient et de l'Asie, doivent tout à cette période trouble et sanglante.